Roberto Alagna

Roberto Alagna

Sortie du Disque Malena - Tutti Magazine - décembre 2014

La sortie du disque de Roberto Alagna Ma Vie est un opéra est en soi un événement dans la mesure où il ne s'agit pas d'une compilation mais d'un enregistrement studio très récent d'airs d'opéras sélectionnés avec soin pour illustrer le parcours de l'interprète… Roberto Alagna est entre deux représentations de Carmen à Berlin quand nous le rencontrons. L'occasion d'aborder aussi Le Cid et Le Roi Arthus qu'il chantera cette saison à l'Opéra de Paris.
 

Tutti-magazine : Vous êtes actuellement entre deux représentations de Carmen au Deutsche Oper Berlin où vous chantez Don José face à Clémentine Margaine. Comment vous sentez-vous ?

 

Roberto Alagna : Je vais être honnête en vous disant je préférerais ne pas faire d’interviews en même temps. Il est difficile de tout mener de front, les voyages et les impératifs d'une production. Par exemple, je viens d'apprendre que la soprano qui chante Micaëla est malade et qu'elle sera remplacée pour la prochaine représentation. Je ne connais pas cette chanteuse et il aurait été préférable que je sois présent sur place pour me préparer à ce changement. Par ailleurs, je suis parfaitement conscient de la nécessité de me plier aux différentes exigences de mon métier. Ceci dit, cette Carmen à Berlin se déroule parfaitement. J'avais déjà chanté Les Troyens avec Clémentine Margaine à Marseille mais c'est notre première Carmen, et tout va très bien. Il y a déjà des extraits vidéo sur Internet !

 

Pour votre nouveau disque Ma Vie est un opéra, vous êtes revenu sur certains rôles qui ont jalonné votre évolution de chanteur. Des sensations éprouvées dans votre passé d'interprète ou des réflexes vous sont-ils revenus lors de l'enregistrement ?

Avec une œuvre comme Roberto Devereux, des réflexes sont indiscutablement présents. Mais ce que je trouve réellement incroyable est lié à notre sentiment en rapport avec le passé. Le point de vue si répandu qui consiste à trouver que "c'était mieux avant" s'applique souvent aussi aux chanteurs par rapport à eux-mêmes. Or moi aussi, j'ai voulu écouter ce que j'avais enregistré auparavant et j'ai eu la surprise de constater que je chantais mieux aujourd'hui. Je lis les critiques et il m'arrive de tomber sur des papiers qui regrettent que ma voix soit devenue plus comme ci ou comme ça, mais je préfère ce que j'entends aujourd'hui. Sans doute certaines choses peuvent-elles être perdues, mais une maturité s'est installée et j'ai gagné d'autres qualités, comme la simplicité dans la manière de chanter et une sorte de vérité dans l'interprétation, choses que je n'avais pas auparavant.
 

La simplicité du son est importante pour vous ?

Depuis des années, j'entends en moi un son, le son idéal que je voudrais reproduire. Cet idéal, bien sûr, est inatteignable. Lorsque je m'en rapproche, il s'éloigne. C'est cette fameuse perfection que nous cherchons tous. Mais une chose est certaine, ce son que je recherche est d'une grande simplicité, et c'est dans cette direction que je souhaite évoluer. La version Deluxe de l'album Ma Vie est un opéra propose des enregistrements plus anciens, comme une Bohème qui a 20 ans. On constate en comparant avec les enregistrements de cette année que la voix n'est pas très différente, mais qu'elle a gagné, je crois, dans le sens de cette simplicité que je vise. Avec la jeunesse on a tendance à forcer le trait, à vouloir paraître différent de ce que l'on est. Souvent aussi, on sent les influences. Mais tout cela est normal chez un jeune interprète. Quand j'écoute le Caruso de 1903 ou de 1906, et celui de 1921, je préfère le second alors qu'on disait de lui qu'il était fini. Je suis bien plus touché par sa voix, même s'il rencontre des problèmes avec les respirations. La maturité a aussi du bon.
 

Dans un enregistrement comme celui-ci, l'expérience de la scène est-elle primordiale ?

 
C'est la première fois que j'enregistre un disque dans les mêmes conditions que la scène. Lorsqu'on enregistre, on chante habituellement pour le micro en sachant qu'on n'a pas besoin de projeter la voix et que, même si on sort un son légèrement détimbré, cela donnera une couleur. Or c'est la première fois que je ne chante pas pour le micro. J'ai voulu procéder comme le faisaient les chanteurs du passé. Après tout, ce disque se présente aussi comme un hommage aux grands ténors d'hier tels Rosvaenge, Luccioni, Vezzani ou Thill. Lorsqu'ils enregistraient, il n'y avait aucune différence avec la scène. Pour ce disque, j'ai vraiment voulu retrouver cette façon de travailler, au point que durant les sessions d'enregistrement je n'allais pas écouter les prises, car être attentif aux prises revient au final à chanter pour le micro.
 

Cela sous-entend de faire entière confiance aux gens avec lesquels vous travaillez…

 
Absolument, et c'est la raison pour laquelle j'ai demandé à mon frère Frédérico de travailler avec moi sur ce disque. C'est lui qui me disait au téléphone s'il fallait reprendre certaines choses. Yvan Cassar dirigeait l'orchestre et nous avancions avec les tempi qui nous inspiraient. De la même façon, Frédérico pouvait demander à Yvan d'essayer autre chose. Bref, c'est dans un rapport de confiance que nous avons travaillé et je suis heureux que le disque illustre notre démarche à tous qui visait à éviter à tout prix le côté fabriqué.
 

Vous avez enregistré ce disque à Londres en septembre dernier. Était-ce la bonne période ?

 
J'ai enregistré ce disque trois semaines après avoir chanté Otello aux Chorégies d'Orange. Entre-temps, il y a eu aussi un grand concert au Palais Princier de Monaco. J'ai bien sûr entendu à droite et à gauche "Il va être fatigué !", "C'est de la folie !". Sachez que la veille d'entrer en studio, j'enregistrais l'intégrale de La Navarraise de Massenet qui sortira l'année prochaine. Autant dire que la période était très chargée… Eh bien j'ai été moi-même très surpris de la facilité avec laquelle j'ai chanté. Je crois bien même n'avoir jamais enregistré un contre-ré aussi beau. Je suis aussi très fier de pouvoir proposer un programme aussi éclectique.
 

Comment avez-vous géré votre énergie pour pouvoir chanter autant d'airs de vaillance à la suite ?

 
Il est vrai que nous n'avons pas eu une pleine semaine pour réaliser cet enregistrement. Au départ, je peux vous avouer que la maison de disques devait sortir une compilation. Il était alors prévu que je n'enregistre que trois ou quatre airs. Nous n'avons rien dit, mais avec Yvan Cassar nous nous sommes mis d'accord pour tenter de tout enregistrer dans le même temps… Nous avons réussi à gagner notre pari à l'exception de deux airs que nous n'avons pas pu enregistrer, faute de temps : Le Postillon de Longjumeau d'Adam et Sadko de Rimski-Korsakov, en russe. Universal s'est donc retrouvé avec seize morceaux fraîchement enregistrés en lieu et place des trois initialement prévus. Comme on dit, nous avons enregistré "à la sauvage" en nous disant "ça passe ou ça casse !". Bien entendu, dans ce contexte, nous n'avions pas les moyens de nous soucier de l'ordre d'enregistrement des airs en fonction de la voix. Il nous fallait plutôt composer avec l'effectif des musiciens présents en studio qui nous permettait d'enregistrer tel ou tel aria en fonction de l'orchestration. Je me souviens avoir enregistré quatre airs d'affilée dans la même session. Et nous avons pu les conserver…
Au niveau de l'exigence vocale, un des airs les plus durs est "Magische Töne…" tiré de La Reine de Saba de Goldmark, car il nécessite une voix d'un autre monde et de finir avec un timbre angélique à la façon de l' "Hostias" du Requiem de Verdi. Sortir ça après d'autres airs est d'une difficulté énorme. "Il est dix heures… Encore six heures…" de l'opéra de mon frère David Le Dernier jour d'un condamné est également très exigeant. Mais je suis heureux d'avoir pu graver cet Air de la condamnée que je n'avais pas chanté auparavant.
Je dois dire "Bravo" à Yvan qui a su justement s'emparer de tous ces styles. Je sais pourtant que certains ont critiqué sa présence, comme celle de l'orchestre, alors que nous avons réuni de merveilleux musiciens issus du London Symphony et du Philharmonia Orchestra, ainsi que du Royal Opera House ! J'ai entendu des aberrations sur cette formation, alors que nombreux sont ceux qui ignoraient d'où venaient les musiciens. Certains ont même avancé qu'il s'agissait de mercenaires de studio !
 

Vous serez Rodrigue dans Le Cid de Massenet en mars et avril 2015 au Palais Garnier. L'écriture de Massenet est souvent perçue comme plus respectueuse des voix que peut l'être celle de Gounod, par exemple. Qu'en pensez-vous ?

 
Je dirais que la musique de Massenet, comme celle de Gounod, sont des musiques qui respirent. Elles sont donc sont faites pour la voix. En revanche chez Meyerbeer, prenez par exemple L'Africaine, tout s'enchaîne et il n'y a souvent pas même une mesure qui permette au chanteur de respirer. C'est beaucoup plus dur… Mais la difficulté des rôles comme ceux de Massenet est que ce sont des rôles lourds. L'opéra français est vu sous l'angle du raffinement, mais il ne faut pas oublier que les œuvres sont très corsées, longues car souvent en 5 Actes, et écrites dans des tessitures très exigeantes qui font passer l'interprète d’une voix dramatique à une voix lyrique. Cela demande au chanteur de posséder une vaste palette expressive sur le plan vocal. De plus, si Massenet sait écrire pour les voix, il faut aussi savoir se plier à son style. Gounod possède un style différent, comme chaque compositeur, et même Francis Lopez ! Ne croyez surtout pas qu'il soit possible de chanter le répertoire de Luis Mariano sans le travailler. Pour moi, les œuvres, comme les chansons, sont des énigmes. Au chanteur de trouver la clé de l'énigme, c'est-à-dire la technique appropriée, le style, sans perdre de vue qu'un style évolue avec les époques. Personne ne chante aujourd'hui Mozart comme on le chantait de son vivant.
 

Dans cette recherche de style, travaillez-vous avec un coach ?

 
Je procède davantage comme un écrivain qui se prépare à écrire une biographie en recherchant tout ce qui peut le renseigner sur cette personne et sur l'époque à laquelle il a vécu. J'amasse une documentation énorme et j'écoute. Je sais que de nombreux chanteurs n'écoutent pas de disques car on leur a sans doute déconseillé de le faire lors de leur apprentissage. Or je trouve que c'est une erreur. Conseillerait-on à un auteur de ne pas lire les livres des autres auteurs et à un peintre d'ignorer ce que produisent les autres peintres ? Ce serait ridicule. Les chanteurs craignent l'imitation, mais il faut bien être conscient que personne n'invente et que tous, nous constituons le reflet de quelque chose qui existe déjà. Dans la vie, nous nous imprégnons de l'évolution, et c'est la même chose pour le chant. Par exemple, pour préparer l'air de Goldmark, j'ai écouté toutes les versions possibles afin de trouver comment le chanter. 
J'ai toujours fait cette démarche car elle m'aide justement à trouver mon chemin au stade de la préparation. Je possède des milliers de disques à la maison… Et puis il y a You Tube aujourd'hui, avec son catalogue infini et ces exemples auprès desquels il est possible de se nourrir. Si seulement j'avais eu ça à portée de main lorsque j'étais étudiant ! Je rêvais de voir une image de Del Monaco que je ne pouvais alors qu'imaginer. Internet permet aujourd'hui d'avoir tout à disposition pour étudier…
 

Encore faut-il en éprouver le besoin…

 
C'est justement ça la passion. Un être humain que la nature a fait chanteur possède cette flamme. À l'âge où d'autres jouaient au baby-foot, je laissais tout pour aller chanter. La passion du chant est pour moi le moteur de tout et je ressens le besoin de la nourrir constamment. Hier soir, j'étais fatigué après avoir chanté à Berlin, mais je ne me suis pas couché avant 4 H du matin car j'avais besoin de regarder des vidéos de chanteurs du passé. C'est de cette façon que j'ai construit ce qui fait ma culture, et pas seulement une culture opératique car l'opéra conduit à tout. Le titre de mon disque est "Ma Vie est un opéra", mais il y a une vraie réalité derrière ces mots car je dois tout à l'opéra.
 

Vous chanterez Lancelot dans Le Roi Arthus de Chausson à l'Opéra Bastille en mai et juin 2015. Peut-on voir dans ce rôle quasi Wagnérien la succession logique d'Otello que vous avez chanté à Orange la saison dernière…

 
Honnêtement, je ne réfléchis pas ainsi. Mes choix sont des coups de cœur. Mais Le Roi Arthus n'en est pas un car c'est un rôle qu'on m'a proposé. Dans un cas comme celui-ci, et plus généralement quand on me propose un nouveau rôle, mon premier réflexe est de décliner la proposition en disant que "ce n'est pas pour moi". J'ai eu la même réaction pour L'Élixir d'amour. J'ai commencé par penser que je ne pourrais pas le faire… Ensuite vient l'étape où je me demande pourquoi on pense à moi pour un rôle particulier, et là commence la réflexion. Je me plonge alors dans la partition, je la découvre. Une partition, c'est un peu comme une personne, on fait connaissance, on peut tomber amoureux, comme d'une femme. J'ai ce même rapport avec la musique… La partition de Chausson m'a demandé une approche peu évidente mais, maintenant, je l'adore.
 

Comment percevez-vous l'œuvre de Chausson ?

 
Elle se situe à des lieues de compositeurs comme Mozart, Massenet, Verdi ou Puccini, de leurs traits de génie et de leur inspiration. Le Roi Arthus me laisse davantage l'impression d'une construction minutieusement agencée et savante que véritablement inspirée. Le Duo de Tristan et Iseult de Wagner se retrouve dans tout l'opéra… Il m'est du reste arrivé une chose assez curieuse en travaillant Le Roi Arthus. J'ai commencé par apprendre le premier Acte, puis j'ai été obligé de le laisser pour me consacrer à mes engagements. Or, en un mois, j'avais totalement oublié ce que j'avais appris. C'est la première fois que cela m'arrive et je pense pourvoir mettre cela sur le compte d'une construction qui ne m'est pas naturelle. 
Le Jongleur de Notre-Dame de Massenet est pourtant autrement plus ardu à mémoriser. Avec son écriture chargée en contretemps et en harmoniques inhabituelles, cet opéra présente une complexité extrême au niveau du chant. Son apprentissage est un des plus compliqués auquel j'ai été confronté. Concernant Le Roi Arthus, j'ai en tout cas compris que, pour ne pas la perdre, je ne pouvais pas lâcher cette œuvre. Maintenant, comme je vous l'ai dit, je me sens à l'aise dans cette musique, en particulier par rapport à la technique de composition.
 

L'opéra de votre frère David, "Le Dernier jour d'un condamné", est récemment sorti en DVD. Qu'est-ce que cette œuvre représente pour vous ?

 
Lorsque mon frère David a commencer à composer son opéra Le Dernier jour d'un condamné, il avait 18 ans. Pourtant, avec une maturité étonnante et malgré l'aspect novateur de son écriture, il a réussi à s'inscrire dans la tradition opératique. La démarche de David me fait penser à celle de Mascagni lorsqu'il a écrit son opéra en un Acte Cavalleria Rusticana dans le cadre d'un concours. Le génie était là et l'œuvre est toujours reconnue comme une très grande réussite. Il se passe quelque chose de similaire avec Le Dernier jour d'un condamné, pour peu qu'on aborde cette œuvre sans préjugés. Les chefs qui l'ont dirigée, à commencer par Michel Plasson, et les chanteurs qui l'ont interprétée ont été surpris de constater de quelle manière ils se trouvaient happés par cette composition. Cela dépasse d'ailleurs la réflexion. Il se passe là quelque chose.
 

Un artiste, aujourd'hui, utilise les réseaux sociaux pour son image. Quel regard portez-vous sur cette communication ?

 
Ce moyen de communication est devenu important. J'ai de nombreux fans qui envoient des photos et partagent des informations, mais il y a en particulier une personne qui s'occupe de façon extraordinaire de cela pour moi, c'est Stella. Elle est en charge de mon profil Facebook et se montre d'une efficacité incroyable. Elle répond même dans les blogs, pointe les erreurs et fait toujours preuve de pertinence avec élégance et bienveillance. Ses connaissances font qu'elle parvient même à inverser les situations basées sur des positions négatives ou erronées, et cela tant sur des sites français qu'étrangers. Longtemps, lorsque les fans défendaient un artiste, ils étaient accusés de partialité. Aussi, lorsqu'ils étaient témoins d'informations erronées ils se taisaient par impuissance et les laissaient circuler. Alors je trouve maintenant très juste qu'une personne parvienne à rectifier le tir avec doigté lorsqu'il y a matière à le faire. Le plus fort est que Stella parvient à changer l'état d'esprit de certaines personnes qui se montraient plutôt négatives.
 

Quels rendez-vous pouvez-vous annoncer à courte et moyenne échéance ?

 
Tous les rendez-vous qui m'attendent ont la même importance à mes yeux, mais je trouve amusant de reprendre bientôt Roméo et Juliette avec Michel Plasson. Michel Plasson et tous les gens avec lesquels je travaille font partie de ma famille. Avec eux j'ai partagé des sentiments, des doutes, des craintes, des bonheurs. Ils sont témoins de mon évolution et une complicité existe entre-nous…
En février je chanterai à nouveau Carmen au Met avec Elina Garanca, puis suivra La Juive. Je me réjouis aussi de chanter prochainement L'Élixir d'amour avec Alexandra Kurzak. Puis ce sera Samson et Dalila au Metropolitan Opera dans une nouvelle production. Enfin, Bayreuth me demande dans Lohengrin… N'est-ce pas tout bonnement incroyable !
 
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 4 décembre 2014


28/03/2018