Roberto Alagna

Roberto Alagna

2015 - ROBERTO ALAGNA - OPERA LIVELY - LUIZ GAZZOLA

Entretien Exclusif avec Roberto Alagna

 

Questions par Opera Lively journalistes Mary Auer et Luiz Gazzola. © Opera Lively, tous droits réservés. New York, États Unis, le 7 février 2015.

Luiz Gazzola pour Opera LivelyOn a déjà beaucoup parlé de Don José, mais il y a toujours des nouvelles perspectives à envisager pour un tel personnage. Dites-nous comment vous voyez la psychologie du personnage, et ce que vous cherchez à apporter à ce rôle en tant qu'acteur.

 

Roberto Alagna – Don José est un rôle qui m’accompagne maintenant depuis de nombreuses années. C’est un rôle qui a grandi avec moi, parce que ce qui m’intéresse dans les personnages que j’interprète, c’est justement de les faire évoluer aussi avec ma propre expérience de vie. Il est certain que le Don José que je chantais il y a vingt ans n’est pas le même que celui que j’ai chanté hier soir. Au fil du temps, j'ai gagné en maturité, il y a eu toutes les expériences, les tragédies de la vie. Par ailleurs, à mon âge aujourd'hui, de par mon éducation et aussi ma façon de penser, je ne juge jamais le comportement des gens. Je me dis toujours que lorsque quelqu'un agit d’une certaine façon, il y a une raison pour cela, tout le temps. C'est pourquoi de la même manière, j'ai toujours tendance à voir le côté positif des personnages que j'interprète, quels qu'ils soient.

 

Ce qui est intéressant avec le personnage de Don José, c’est qu’en réalité, il est la base. Il est le vrai personnage principal de Carmen. Cet opéra, ce n’est pas Carmen; c’est José. Ce dernier est le personnage dont l'évolution tout au long de l’œuvre est la plus sensible. A l'origine, José vient d’un monde de croyants, où l’honneur compte; c'est un Basque. Il faut comprendre comment il se retrouve là. Il a déjà tué quelqu’un. On comprend donc qu’il a un tempérament assez fier et fougueux, un certain sens de l’honneur. Pour sa peine, on lui a fait une proposition : soit il va en prison, soit il va à Séville enrôlé comme soldat. Et quand on se remet dans le contexte de l’époque, il faut imaginer que pour lui qui est du Nord, du Pays Basque, l'envoyer à Séville c'est comme envoyer un condamné en Sibérie, comme on exile les personnes qui ont commis un délit. C'est une sanction très grave, et c'est ainsi qu'il part, expatrié. C'est d'ailleurs pour cela que lorsque Micaëla lui dit « ta mère t’a pardonné », il en est très touché. Parce qu’en fait, il sait que par son acte, il a tout ruiné. Il a brisé le vœu de sa mère qui avait décidé pour lui de le voir se marier avec Micaëla, être un bon fils, remplacer le père déjà décédé, et être l’homme de la famille. C’est important de comprendre cela.

 

Ensuite, ce qui me plaît dans ce personnage, c’est que contrairement à ce que souvent on fait de lui - un personnage entier mais un peu crédule - en réalité il n'en est rien. Lorsqu'on lit la nouvelle de Mérimée, on comprend au contraire qu'il est une sorte de "bombe à retardement" qui peut éclater à n’importe quel moment. Et au fond, il est très dangereux, cet homme. Par ses convictions et par son tempérament. C’est aussi un macho espagnol, il ne faut pas l'oublier. Ainsi quand il va dire « je t’aime » à Carmen, c’est quelque chose de très fort pour lui. Il n’a jamais dit « je t’aime » à sa mère, ni à son père, ni à personne.

 

Lorsqu'il revient vers Carmen, il dit « laisse-moi te sauver, et me sauver avec toi ». Personnellement je vois ici un rapport avec Athanaël, de Thaïs. Il voit en Carmen une sorte d'incarnation du mal, un peu comme si elle était envoutée par un diable ; c’est comme s'il voulait l’exorciser. Il vient à elle en lui disant « viens, je viens te sauver, et je veux me sauver avec toi ». Il se conduit un peu en exorciste, en prophète rédempteur, qui essaye de sauver une âme. Il tente de sauver l’âme de Carmen et se sauver lui-même, avec cela. Et d’ailleurs, il le dit très bien : « pour la dernière fois, démon, veux-tu me suivre ? ». Cet aspect du personnage m'intéresse particulièrement. Lorsque j’étais plus jeune je voyais plutôt en lui le côté mâle macho, bouillant, un peu naïf. Aujourd’hui, j'y vois un personnage beaucoup plus profond.

 

OL – Même pour un rôle que vous connaissez à fond comme Don José, cherchez-vous l'inspiration dans l’interprétation de vos illustres prédécesseurs? Si oui, qui sont ceux que vous admirez le plus, et quelle est votre recette pour un grand Don José ?

 

RA – Oui bien sûr. Avant d’être chanteur, je suis un passionné d’opéra, de théâtre, de littérature etc., mais ma passion première, c’est l’opéra. J’étais un grand collectionneur d'enregistrements. De nos jours avec YouTube, nous avons à notre disposition une bibliothèque immense, une discothèque énorme, une vidéothèque gigantesque. C’est un outil indispensable pour moi aujourd’hui, qui suis toujours en train de faire des recherches. J’ai donc écouté tous les José de l’histoire. Lorsque j’étais plus jeune, j’aimais bien les Don José de Franco Corelli, de Del Monaco, de Vickers ; aujourd’hui je préfère les Don José beaucoup plus simples, c’est-à-dire par exemple ceux de Raoul Jobin, José Luccioni, ou même Alain Vanzo, parce qu’il y a chez eux une grande simplicité dans la façon de dire les mots et dans le rythme. C’est-à-dire qu’il n’y a aucun effet, et c’est ça que je recherche aujourd’hui dans mon chant. Pas seulement pour Don José, mais dans tout ce que je fais, et d’ailleurs on peut s'en rendre compte dans le dernier disque que j’ai enregistré, je suis à la recherche de la simplicité. Et je crois que la simplicité est la chose la plus difficile à trouver.

 

OL – Bien. Votre Carmen est la charmante Elīna Garanča. C’est une chanteuse et une actrice très douée, et en plus elle est très belle. Parlez-nous de votre travail ensemble.

 

RA – C’est un grand plaisir de travailler avec une partenaire comme Elīna, parce que nous sommes amis, et que nous avons une grande admiration l'un pour l'autre. Je dois dire que je suis très chanceux, parce que j’ai toujours eu un très bon contact avec mes collègues, qu'ils soient hommes ou femmes. Aujourd’hui, chanter avec quelqu’un comme Elīna c’est vraiment très agréable parce qu'elle est aussi musicienne, c’est quelqu’un qui aime partager et avec qui on peut discuter. Par exemple, cette Carmen, nous l’avons créée ensemble. Bien sûr, c’est une production de Richard Eyre, mais disons qu'à 60%, c'est aussi la nôtre.

 

J’ai un grand respect pour mes collègues parce que j’estime que cette profession est une des plus difficiles qui soit. C'est la seule discipline aujourd’hui qui nous fait évoluer dans les mêmes conditions qu’il y a deux siècles. Nous ne bénéficions pas de la technologie moderne. Pour les spectateurs il y a les captations etc., mais lorsque nous, nous sommes sur scène, nous chantons dans les mêmes conditions qu’il y a deux siècles. Sauf qu'en plus, nous avons le stress, la pression que les chanteurs d'antan n’avaient pas. Les instruments de l’orchestre, eux, ont profité de la technologie moderne, ils sont beaucoup plus performants, mais pour nous, nos pauvres cordes vocales sont toujours les mêmes. C'est pour cela que j’ai beaucoup de respect pour les artistes qui partagent la scène avec moi, et ça, tous mes partenaires le ressentent. Lorsque j'interprète un duo, j’aime que ce soit un vrai duo, pas un duel.

 

OL - Nous avons beaucoup apprécié votre Otello impressionnant aux Chorégies d'Orange. Quels défis particuliers faut-il relever pour chanter dans un théâtre plein air ? Vent, allergènes, température, acoustique ...? D'autre part, ça doit être assez spécial de chanter dans ce lieu chargé d'histoire, y compris des légendes de l'opéra (par exemple la Norma emblématique de Montserrat Caballé). Commentaires ?

 

RA – Orange est un lieu particulier, très difficile, qui est parfaitement magique lorsqu’il n’y a pas de vent. Mais si le Mistral souffle ou lorsque les conditions atmosphériques ne sont pas bonnes, cela peut devenir une véritable torture. Déjà, le plateau est très grand, il fait plus de cent mètres, donc à chaque fois, à chaque entrée, à chaque sortie, c’est un Marathon. Par exemple, pour cet Otello cette année, nous avons eu des conditions horribles. Il a plu quasiment tous les jours et nous avons été obligés de repousser la représentation, ce qui fait que nous avons chanté quatre Otello en six jours. Ce que vous avez vu, c’est la dernière.

 

J’ai été malade, parce que comme il faisait très froid et que j’étais à moitié nu, j’ai pris froid. En plus, je me suis déplacé deux vertèbres. Chanter dans ces conditions-là, c’est un peu surhumain. Mais en même temps, je dois dire que je suis particulièrement fier, parce que je chante aux Chorégies d’Orange depuis 1993, et c’est un lieu qui pour moi est une sorte de baromètre de ma forme. Orange arrive toujours en fin de saison, alors que vous avez déjà beaucoup chanté, et que vous devez donner le maximum dans ce gigantesque théâtre, où l'on doit lutter contre les éléments. Mais malgré tout, ces pierres qui ont plus de deux mille ans, portent en elles une âme, et c’est presqu'un pèlerinage pour moi que d'y retourner; un rituel. Vous parliez de Norma avec Caballé et Vickers, qui est magnifique. Savez-vous que lorsqu’ils ont fait cette vidéo, tout était en playback ? Ils n’ont pas chanté.

 

OL – Huh!

 

RA – Ah oui ! Parce qu’il y avait du vent.

 

OL – Incroyable !

 

RA – Pierre Jourdan a réalisé le film. Tout a été enregistré en playback. Ni Vickers, ni Caballé ne chantent en direct sur cet enregistrement.

 

OL – C’est une déception, parce que pour moi cette « Casta Diva » est la meilleure version en direct, mais si c’est du studio, c’est plus facile !

 

RA – [il rit] Oui. C’est du studio! [il rit] Mais les images sont magnifiques, parce qu’il y a du vent, ça vole, et c’est superbe. C’est pour cela que je vous dis que faire ce que nous faisons depuis des années, en direct, c’est quand même un sacré challenge.

 

OL – C’est vrai. Vous devez chanter Lohengrin au Festival de Bayreuth en 2018, dirigé par Christian Thielemann (et possiblement aux côtés d'Anna Netrebko dans le rôle d'Elsa). Ceci est une étape importante dans votre carrière - votre premier rôle dans le répertoire allemand, n’est-ce pas?

 

RA – J’ai déjà chanté des airs en allemand mais jamais un opéra entier. Personnellement, j’ai toujours adoré Wagner, et Wagner avec des chanteurs lyriques, comme par exemple Georges Thill, ou Paul Franz, qui chantaient ses œuvres avec des voix claires, de ténor. Le but d'un artiste, ce n’est pas de rester dans sa zone de confort, mais au contraire de toujours repousser ses limites le plus loin possible. Je pense que j'ai cette âme d’artiste qui fait que je suis toujours curieux de me dépasser et trouver de nouvelles ressources pour pouvoir proposer au public une autre lecture, un autre aspect vocal, une autre dimension des choses et de mon art.

 

OL – Comment vous préparez-vous pour vos rôles ?

 

RA – J'ai travaillé avec une chef de chant française qui était formidable, Simone Féjard. Aujourd'hui je travaille mes rôles seul.

 

OL - Envisagez-vous d’aborder d'autres rôles dans le répertoire lirico-spinto allemand - Max dans Der Freischütz, Florestan dans Fidelio de Beethoven, ou le prince dans Königskinder de Humperdinck, par exemple?

 

RA – On m’a proposé Tannhäuser en version française, et j’ai commencé à le travailler, c’est une œuvre bel-cantiste en réalité. Et quand on écoute Parsifal, également ! En fait, cette italianitá est dans toutes les œuvres de Wagner. [il rit] Elle est partout. On m’a proposé déjà Florestan il y a un an ou deux. J’ai presque dis oui, mais le problème c’est qu’il fallait faire trois représentations d’affilée, tous les jours. Et j’ai dit non, car je ne peux pas chanter trois jours d’affilée. J’ai trouvé que ce n’était pas professionnel, alors j’ai refusé. Florestan j’ai toujours aimé. Cet air du début est magnifique, et plus que tout, le final est superbe. Après, on m’a déjà proposé aussi il y a dix ans Max, mais la version française, donc par Berlioz ; cette version, elle était intéressante aussi. A dire la vérité, toutes ces œuvres m’intéressent, mais j’ai encore tellement d’œuvres à interpréter qui sont plus proches de ma vocalité, que ce serait ridicule par exemple de chanter Freischütz ou Fidelio, mais de ne pas chanter Fedora, ou La Forza del Destino, Luisa Miller ou Manon Lescaut. Donc je préfère pour le moment essayer de tout faire pour chanter ces œuvres prioritairement. J’aimerais bien aussi par exemple chanter La Fanciulla del West, Il Tabarro, Fedora, toutes ces œuvres que je n’ai pas encore chantées. Samson aussi. Ce sont des rôles qui m’intéressent beaucoup. J’aimerais bien faire également Jean de Hérodiade. Vous voyez, il y a beaucoup d’œuvres que je n’ai pas encore abordées, et ce serait malvenu d’aller vers des ouvrages qui correspondent moins à mon tempérament et à ma vocalité, et de les faire passer avant ces œuvres que moi je considère presque miennes, dans mon héritage vocal.

 

OL – D’accord. J'ai vu aussi qu'en décembre dernier, le DVD de l'opéra de votre frère David, Le Dernier Jour d'un condamné est paru. L'ouvrage est basé sur le roman de Victor Hugo et est un plaidoyer contre la peine de mort. Vous avez non seulement interprété le rôle-titre, mais aussi collaboré avec David et votre frère Frédérico sur le livret. Vous avez décrit le condamné comme l'un des rôles les plus difficiles que vous ayez chanté. Quels sont les aspects les plus exigeants de ce rôle?

 

RA – Cet opéra est extraordinaire. Je ne dis pas ça parce qu'il a été composé par mon frère, mais parce que c’est vrai. A chaque fois que nous avons donné cet ouvrage, malgré les préjugés et les a priori, il s'est achevé sur une standing ovation, toujours. Et Michel Plasson l’autre jour m'en parlait encore, et me disait à quel point il aimerait reprendre Le Dernier Jour d’un Condamné. Je crois qu'il est lui aussi tombé amoureux de cette œuvre. C'est d'ailleurs le cas de tous ceux qui ont travaillé sur cette partition, que ce soient les chanteurs, le metteur-en-scène, le chef d’orchestre, tout le monde. Pardonnez-moi, le mot peut paraître pompeux, mais c’est un chef-d’œuvre. Dans la veine d'un Mascagni quand il a fait son Cavalleria. Il était jeune, il a fait ça pour un concours, et pour mon frère c’est à-peu-près la même chose. Il l'a composé parce que je le lui avais demandé. Il était très jeune, il avait dix-huit ans lorsqu'il l'a commencé. C’est son premier opéra, et c’est d’une maturité incroyable pour un premier geste de compositeur. C’est comme s’il y avait une inspiration divine, une grâce particulière, qui l'avait touché à ce moment-là. Cet opéra est vraiment réussi, et je dirais même, c'est une œuvre très, très forte. Je m'intéresse beaucoup aux opéras contemporains, j’en ai écouté beaucoup. Je pense réellement que l’opéra contemporain qui restera au répertoire dans le futur, c’est celui-là. J’en suis sûr. Vous savez pourquoi ? Parce que la plupart des opéras qui sont composés aujourd’hui sont écrits par de grands compositeurs, de grands techniciens, de grands connaisseurs d’orchestre, de grands connaisseurs de la musique classique, mais pas par des passionnés d’opéra. Et c’est la grosse différence. Alors que mon frère David est un vrai passionné d’opéra, qui a grandi à mes côtés et a toujours baigné dans le lyrique. On sent qu’il a la veine opératique. On trouve dans son écriture un hommage à Mussorgsky, des choses qui rappellent et sont inspirées de Boris, c’est une œuvre d’une grande richesse. La création de cet opéra est une sorte de miracle. Quand j’ai entendu les couleurs dans l’orchestre, la puissance de l’ouvrage, je me suis dit « c’est un miracle. » Et maintenant lorsque je regarde le DVD, que je vois la puissance de cette œuvre, je me dis que c’est vraiment une œuvre extraordinaire.

 

La difficulté réside dans le fait que le personnage principal est en scène du début jusqu’à la fin. Ses lignes de chant sont extrêmement complexes, avec une écriture peu confortable, très difficile musicalement, en termes d'intonation, d'intervalles, de rythme - très compliqué, et en même temps l'œuvre est très exigeante au niveau du jeu d’acteur. Elle réclame un investissement à 100%, c’est-à-dire qu'à aucun moment, on ne peut se permettre de quitter un instant son personnage. Jamais. C’est un peu comme La Voix Humaine - cette femme qui doit parler pendant une heure au téléphone sans discontinuer. Mais avec une puissance orchestrale et vocale qui fait qu'elle mérite vraiment d’être jouée dans le monde entier. Je serais ravi qu’un jour les ténors d'aujourd’hui aient le courage de chanter cette œuvre. Ça serait formidable.

 

OL – Oui. J’ai vu la production hongroise sur YouTube. Ce ténor-là, il a une voix qui ressemble à la vôtre, donc ça fonctionnait bien.

 

RA – Il a une tessiture un peu plus en pointe, et chante dans un répertoire un peu plus léger que moi. Mais c'est un ancien comédien de théâtre, et il a apporté au personnage une belle interprétation et une belle musicalité. Je l'ai félicité, d’ailleurs lorsqu'il est venu m’écouter dans Otello, j’ai trouvé qu'il avait vraiment fait un excellent travail.

 

OL – Exact. Alors, j’ai regardé cette œuvre et je l’ai trouvé émouvante, avec une mise en scène intelligente, qui montre les deux époques en même temps de chaque côté de la scène.

L'orchestration est dense et riche, et elle suit largement la ligne de la tonalité. Votre frère mérite d'être félicité pour cette belle partition. Croyez-vous que l’opéra contemporain doit rester dans la voie de la tonalité, vu que ce sont plus les critiques que le public qui semblent apprécier les nombreuses œuvres dissonantes et atonales qui l’ont précédée ?

 

RA – Il y a aussi des dissonances dans l'œuvre de mon frère. C’est ça qui est remarquable, parce que le tourment du condamné ne peut pas exister sans ces dissonances. Mais elles sont mesurées. Ce sont des dissonances qui entrent dans le jeu, s'harmonisent avec lui. Ce n’est pas seulement de la dissonance pour faire de la dissonance, vous comprenez ? La dissonance qui existe dans l’œuvre de David, elle est justifiée, et on ne l’entend même plus, elle ne heurte pas, parce qu’elle est complètement intégrée à l’interprétation. C’est ça qu’il a réussi à faire. Par exemple, tout le final est sublime : il a écrit une sorte de tarentelle sicilienne, un tourbillon, une sorte de danse qui pourrait s'apparenter à une transe.

 

C'est une œuvre qui va faire son chemin. On nous a demandé la partition pour la remonter en Pologne. Quelle est l’œuvre contemporaine qui, en moins de quatre, cinq ans, a déjà autant de vécu ? Un disque universel dirigé par Plasson, un concours remporté avec trois prix en Hongrie, une diffusion TV Mezzo en direct dans soixante-dix pays, deux versions concertantes données à Paris, une troisième à Valence, la création scénique française à Avignon, un DVD, une retransmission TV sur France télévisions, c’est quand même incroyable.

 

OL – Oui, c’est très bien. Est-ce qu’il y a un projet de faire jouer cette œuvre aux États-Unis ?

 

RA – Nous sommes en train d’y travailler. Aux États-Unis, aujourd’hui, on ne crée que des œuvres en anglais. Mais puisque cette Condamnée est une noire américaine, pourquoi ne pas donner la partie de la Condamnée en anglais ? J'ai pensé que ça pourrait être vraiment intéressant, d’avoir la partie du personnage contemporain en anglais, et celle du personnage original de Hugo en français.

 

OL – C’est très jolie, cette idée.

 

RA – En réalité nous l'avons déjà amorcée. Au début de l'opéra, la Condamnée est interviewée. Lorsque nous avons donné l'opéra en France, cette interview introductive est dite en anglais. Nous avons pensé qu’à chaque fois que nous le ferons dans un pays différent, avec une Condamnée différente, nous donnerons cette interview dans la langue du pays. En Corée, en coréen. En Amérique Latine, en espagnol. En Russie, en russe etc., avant d'enchaîner en langue française. Mais pour les Etats-Unis, on pourrait faire toute la partie de la Soprano en anglais.

 

OL – Formidable. Peut-être on devrait faire un entretien avec votre frère, aussi, pour parler du procès de création.

 

RA – Oui, oui. Il est en train de préparer un autre opéra. Le problème aujourd’hui c’est que la création demande beaucoup d’argent. Sans aide, sans subvention, produire cela par nous-mêmes n'est pas aisé.

 

OL – Pas de subvention pour des œuvres de telle qualité ?

 

RA – Non, parce que vous savez, il faut être dans le circuit, "du milieu". A travailler en famille, nous avons toujours été considérés comme des marginaux, et pour cela je suis très critiqué, constamment, sans autre fondement, comme ostracisé. Je ne sais pas ; il y a quelque chose d’étrange.

 

OL – Est-ce à cause de votre origine sicilienne ?

 

RA – Non, ce n’est pas tout. Vous savez, je n'ai jamais rien demandé. Enfant, j'étais d'une timidité maladive. Et aujourd’hui encore, malgré le fait que je sois épanoui dans ce métier, je ne peux pas aborder un directeur de théâtre et lui demander « peux-tu monter cet opéra pour moi ? » Je n’ai jamais fait ça de ma vie, ni moi, ni mon agent. Je sais que beaucoup fonctionnent comme ça, mais pas moi. Tout ce que j'ai fait dans les théâtres du monde entier, ce sont des propositions que l'on m'a faites et que j'ai acceptées. Et quand j’ai eu des projets qui me tenaient à coeur, plutôt que de demander, je les ai faits moi-même. Je les ai produits, comme Cyrano de Bergerac, Orphée et Eurydice, etc. Cette timidité maladive est une sorte de défaut, qui m'a plutôt desservi et c’est curieux, parce que souvent les médias et même les professionnels interprètent cela comme de l'ego, de la fierté. Mais ce n’est pas ça, c’est que dans ma famille, on n’a jamais osé. Notre éducation, c’était de ne jamais demander quelque chose. Il fallait faire les choses par soi-même. Mon grand-père me disait « si quelqu’un te fait du bien, il faut que tu lui rendes trois fois le bien qu’il t’a fait. » C’est une mentalité sicilienne, un tempérament. C'est ainsi.

 

OL – A propos de votre identité culturelle : est-ce que vous vous considérez plutôt sicilien, ou plutôt français ?

 

RA – Mais ni l’un, ni l’autre. Toute ma famille était sicilienne. Pendant longtemps, nous avons vécu en communauté fermée, nous ne rencontrions personne, nous ne parlions que le sicilien. Quand je suis arrivé à l’école maternelle, je ne parlais pas français, c'est pourquoi au début je me sentais plus italien. Mais quand j’allais en Italie, on me disait « tu sais, toi tu es français. » J’étais le premier né en France de ma famille sicilienne, donc quelque part, je n’ai jamais été ni l’un, ni l’autre, comme beaucoup d'enfants issus de l’immigration. Ce n'est qu'en 2005 que je me suis sentis français, il n’y a pas si longtemps. A ce moment-là, j’ai ressentis la fibre patriotique. J’ai de la chance, parce qu’en faisant ce métier, je suis vraiment un citoyen du monde. J'ai été marié avec une roumaine, maintenant je suis avec une polonaise, j’ai vécu en Suisse, je voyage partout et constamment, je suis un vrai citoyen du monde. Mais aujourd'hui je me sens français quand même. Même si mes parents continuent à parler sicilien, désormais nous parlons plutôt français à la maison. Sauf lorsqu'on s’engueule, là on le fait en sicilien. [il rit]

 

OL – Ca me rappelle votre clip qui est sur YouTube, La Luna Mezzo Mari. C’est tellement divertissant ! Je l’ai beaucoup aimé.

 

RA – Savez-vous que pour réaliser cette vidéo en réalité chacun d'entre nous se trouve dans un pays différent ? J'ai enregistré sans le son, j'entendais juste un clic dans mon oreillette, et the beat. Je chante là-dessus. Tout est improvisé dans le "scenario". Et ensuite tout a été assemblé.

 

OL – Etonnant ! Continuons. Outre l’œuvre de votre frère, un autre opéra contemporain a été écrit exprès pour vous: Marius et Fanny de Vladimir Cosma, d'après Marcel Pagnol. Parlez-nous de cet opéra. Opera Lively essaye toujours promouvoir l'opéra contemporain, pour garder vivant ce moyen d'expression artistique.

 

RA – J’ai adoré Marius et Fanny. Je trouve que c’est un opéra formidable, qui a été par certains critiqué comme un opéra un peu léger, populaire, facile. Mais ce n’est pas du tout facile, c’est exactement dans la même veine que Puccini. C’est très dramatique, avec un grand orchestre. C’est très ardu à chanter, et moi j’ai adoré, parce que déjà, j’adore ce personnage de la trilogie de Marcel Pagnol, et car j’ai adoré la musique ; je trouve qu’elle est très touchante, et Vladimir Cosma, justement, a réussi à restituer le côté populaire des gens de Marseille. On sent le port, on sent la ville marseillaise dans son œuvre, et les personnages sont très bien caractérisés. La musique est très belle, ce fut un grand plaisir pour moi de chanter cette œuvre. J’espère que j’aurai l’occasion de la chanter encore. Vladimir Cosma est devenu un ami depuis. Nous nous appellons souvent. J’ai de la chance d’avoir ces deux œuvres contemporaines très belles à mon répertoire, et d’ailleurs on est en train de composer deux autres opéras pour moi. J’espère que j’aurai l’occasion de les chanter aussi, parce que ce sont des sujets que me tiennent énormément à cœur.

 

OL - Au cours des dernières années, vous avez contribué à mettre en valeur des œuvres négligées dans le répertoire français, telles que Le Jongleur de Notre-Dame de Massenet ou Fiesque de Édouard Lalo. Quels autres opéras français méritent d'être mis en scène plus fréquemment, à votre avis? Existent-ils d’autres compositeurs dont la musique a été sous-évaluée et mériterait plus d’attention?

 

RA – J'ai toujours aimé rendre justice à des œuvres oubliées ou même à des compositeurs qui étaient mal aimés. Parce que comme je vous l'ai dit au début de notre conversation, je suis un passionné de l’opéra et de la musique. Déjà dans mon tout premier disque, j’avais déjà tenu à enregistrer des airs assez peu connus comme des extraits de Polyeucte de Gounod. J’ai eu la chance de créer Fiesque de Lalo. Une histoire assez incroyable, parce que cette œuvre n’a jamais été créée, et l’orchestration n’était pas faite. Nous avons été obligés de faire la recherche de l’orchestration telle que Lalo la voulait. C’est une vraie création. Un très bel ouvrage, dommage qu'il n'ait jamais été donné. Le Jongleur de Notre-Dame, c'est pour moi la plus belle œuvre de Massenet, la plus surprenante. Chaque mesure comprend une nouveauté. La fameuse simplicité dont je vous parlais tout à l’heure, celle qui est si difficile à trouver, Massenet l’a trouvée dans cette œuvre-là. Et en même temps, c’est ce qui en fait toute la complexité. L’histoire, l’harmonie, tout en fait une œuvre magistrale. Mais il y a d'autres choses. Je me souviens par exemple qu'à mes débuts, quand je chantais Roberto Devereux, plus personne ne le chantait. De même quand j'ai chanté Lucie de Lammermoor en français, c’était une œuvre qui n’avait plus été donnée depuis sa création. Ou encore, j'ai été le premier à réinterpréter la deuxième version de Una furtiva lagrima de Donizetti, celle écrite dix ans plus tard. La version que j’ai enregistrée des Contes d’Hoffmann est la version la plus longue qui existe, comportant certains éléments de la création qui étaient chantés et enregistrés par la première fois. La recherche, c'est une démarche permanente chez moi. Aujourd’hui, par exemple, j’aimerais énormément monter une œuvre comme Néron d’Anton Rubinstein. Une œuvre fantastique qui n’a jamais été donnée. Ou alors, Amleto de Franco Faccio. C’était le chef d’orchestre de Verdi. Et d’ailleurs, bon, après ils se sont fâchés parce que Verdi est parti avec sa femme.

 

OL –Ah !

 

RA – Oui. Mais c’était un bon compositeur, il a fait un Hamlet en italien pour ténor. C’est un peu comme quand on a redécouvert Cyrano de Bergerac d’Alfano. J'en ai trouvé la partition par hasard. Et quand je l’ai vue, j’ai eu des larmes aux yeux, parce que je l’ai trouvée d’une beauté incroyable, et je l’ai gardée avec moi pendant cinq ans. Cinq ans et personne ne voulait la monter. Alors, je l’ai montée moi-même. Et vous savez que cette version de 1935 que nous avons faite avec mes frères, nous sommes les seuls au monde à l'avoir chantée. Alfano a été obligé de la modifier en 1936 pour faire une version italienne à Rome, pour José Luccioni. Ensuite, lorsque l'œuvre a été donnée en France, ce fut dans la traduction de la version italienne, mais la version originale de 1935 n’a jamais été jouée. Aujourd’hui je suis ravi parce que les éditions Riccordi ont édité la nouvelle partition dans la version "Alagna". [il rit]

 

OL –Fantastique, vous faites votre marque dans l’histoire de l’opéra, hein ?

 

RA – Nous sommes allés rechercher tous les manuscrits de Riccordi, tous les documents de la version originale, et nous avons travaillé avec mes frères sur cette base.

 

OL – A l'âge de dix-sept ans, quand vous chantiez dans les cabarets parisiens, vous avez rencontré le bassiste et chanteur cubain Rafaël Ruiz. Ruiz est devenu votre premier professeur de chant. Est-ce qu’il a éveillé en vous l'amour pour le latin jazz ?

 

RA – Oui, bien sûr. Vous savez, avec Rafaël Ruiz, j’ai passé les plus beaux moments de ma vie, parce que c’était un homme formidable, d’une autre époque. Il ne faut pas oublier qu’il avait étudié avec Aureliano Pertile, le grand ténor de Toscanini à La Scala, qui donnait des cours. Ensuite il est devenu contrebassiste, a vécu dans plusieurs pays, et finit par vivre à Paris comme contrebassiste dans les cabarets de l’époque. Chez lui qui était cubain, j’ai rencontré des personnages incroyables, comme Ray Barretto, Yuri Buenaventura, enfin, tous ces gens-là qui venaient le voir et lui apporter de nouveaux rythmes. J'ai baigné dans cette musique-là, la rumba, depuis mon enfance, parce que quand j’ai commencé avec lui, j’avais quinze ans. Il m’a fait découvrir l’opéra par ma voix. Je connaissais l’opéra dans ma famille, et c’était quelque chose d’intouchable, de sacré. Alors que j'avais commencé le cabaret, c'est lui qui m'a révélé que j’étais ténor. C'est avec lui que j’ai trouvé ma voix. Mais en même temps, tous les soirs, c’était de la musique cubaine, les rancheras, toutes ces chansons-là. J’ai interprété ce répertoire pendant des années, et je dois dire que ça m’a servi aussi pour l’opéra, pour la musicalité que j'ai acquise, mais aussi la résistance, et le swing. Ce swing est très important. Et si vous écoutez mes disques de Crossover, vous l’entendrez. Rafaël Ruiz a été une pièce maitresse dans mon évolution et dans ma construction.

 

OL – Votre nouvel album, "Ma vie est un opéra" est sorti tout récemment en France il y a quelques mois. Pouvez-vous nous donner un petit aperçu avant sa sortie ici en Amérique, et nous parler des airs et duos que vous avez enregistrées sur ce disque?

 

 

 

RA – Cela fait à peu près dix ans que je n’avais pas enregistré un disque d’opéra en studio. C’est-à-dire que toutes mes parutions lyriques de ces dix dernières années étaient des enregistrements vidéos de performances scéniques, des DVDs, des concerts, mais uniquement du live. En studio, ces dix dernières années, j'ai uniquement fait du crossover. Par conséquent ce disque d'opéra, c'est un vrai retour au studio, et ce n'était pas facile. J'ai déjà enregistré de très nombreux récitals et j'ai déjà une très belle discographie. Je me suis interrogé; que faire ? Je me suis dit, puisqu'aujourd'hui je partage une nouvelle vie avec Aleksandra [Kurzak], c'est un nouveau départ. C'est comme si un chapitre s'achevait et qu'un nouveau s'ouvrait ? Et à cette étape, j'ai ressenti le désir de raconter le chemin parcouru dans ma carrière, à travers les airs d'opéra. C’est vrai que lorsque je fais la rétrospective de ma vie, c’est comme un opéra. Il y a des moments joyeux, il y a le drame, il y a la tragédie, le comique, il y a l’amour, il y a le conte de fée, la fable, il y a tout cela dans ma vie. La réussite, la chute, la trahison, il y a tout. Tout ce qui en fait un vrai opéra. C'est ainsi que je me suis dit : voilà, si je fais un disque, ce sera avec des airs d'opéra qui illustreront les moments de ma vie. Mais en même temps ce n’était pas si simple. J'ai pensé que les gens qui allaient acheter le disque pourraient se demander « mais pourquoi chante-t-il à nouveau ceci ? ». Il fallait trouver le moyen de raconter ce que j’avais fait et vécu sans redondance, mais avec des airs qui étaient nouveaux pour le public. C'est pour cela par exemple que lorsque je chante Le dernier jour d'un condamné, j'ai choisi l'air de la Condamnée. Parce que cela, je ne l’ai jamais chanté, c'est quelque chose de nouveau. A la base, ces mots sont écrits pour le Condamné. Nous avions adapté le texte pour qu'il convienne à la Condamnée et c'est un peu comme si nous revenions au texte original de Hugo. En ce qui concerne Orphée, je l'ai déjà interprété en français, donc là j'ai choisi de l'enregistrer en italien. C’est un hommage à Pavarotti, et en même temps cela me permet de raconter que j’ai moi aussi été Orphée lorsque j’ai perdu ma première femme. J'ai moi aussi éprouvé cette impression que le sol se dérobait sous mes pieds ; moi aussi je voulais aller la rechercher dans l’au-delà, parce que je trouvais ça tellement injuste de mourir à vingt-neuf ans, alors qu’elle venait juste de mettre au monde notre enfant. Autre exemple : je commence le récital avec Manon Lescaut, et l'air "Manon mi tradisce" [Manon tu m'as trahi]. En effet, alors que je m'apprêtais à interpréter cette œuvre, je suis tombé sérieusement malade, et je n’ai finalement pas pu faire cette Manon. C’est comme si elle m’avait trahi ! C'est ainsi que ce disque raconte les moments clés de ma vie et de ma carrière. Toujours avec des allusions, avec des images ... mais il faut savoir lire entre les lignes !

 

OL – Formidable.

 

RA - Ou encore : il y a également une petite allusion amusante. J'interprète dans le disque un duo avec Aleksandra, ma compagne, et nous avons choisi Roberto Devereux. Pourquoi cette œuvre ? Parce que pour Aleksandra d'une part, cela préfigure le chemin qu’elle va prendre prochainement avec sa voix ; et pour moi d'autre part, c’est comme si, grâce à elle, qui est plus jeune et qui a fait de moi un père à nouveau, on m’avait redonné une nouvelle jeunesse. C'est pourquoi je repars avec ce prénom, Roberto, c'est à dire moi-même, avec un nouveau souffle, et un rôle que j’ai chanté alors que j’étais jeune. Vous comprenez ? Donc, voilà, tout est peu ou prou bâti ainsi, sur cette imagerie, qui est charmante en même temps.

 

OL –Vous êtes papa d'une petite Malèna. Elle est adorable! Félicitations!

 

RA – Oui. Merci.

 

OL - Actuellement avec votre carrière internationale très chargée, est-ce difficile de faire la part des choses entre vos devoirs paternels et votre activité professionnelle, d'autant plus que votre femme est aussi chanteuse? Est-ce-que parfois vous cherchez à travailler ensemble, pour rassembler la petite famille ?

 

RA – Oui, c’est très difficile, parce que j’ai souffert énormément de voyager et devoir laisser ma première fille avec mes parents. Même si je tentais de l'emmener partout avec moi, il y avait l'école ce n'était pas possible. J’étais toujours très triste, et j'étais incapable de voir la beauté qui m’entourait parce que mes pensées étaient toujours concentrées sur ma fille Ornella. Aujourd’hui elle a vingt-trois ans, elle est belle, elle est magnifique. Alors quand elle a commencé à s’épanouir, à avoir sa maison, ses amis, sa propre vie, j’ai commencé à ouvrir les yeux, et tout d’un coup j’ai aimé New York, j’ai aimé voyager, parce que j’avais l’esprit libre. Quand nous avons voulu avoir cet enfant avec Aleksandra, au départ j’ai eu un peu peur, parce que je craignais de revivre ça. Mais aujourd’hui je suis ravi, parce que c’est une nouvelle jeunesse, une nouvelle force, c’est magnifique de vivre tous ces instants. Je voudrais simplement pouvoir profiter un peu plus de ma famille.

 

OL –Je parlais à un autre chanteur dernièrement qui me disait « quelques fois les critiques vont faire des observations si ça ne va pas bien avec la voix, et ils ne comprennent pas qu’il y a des tas de choses qui se passent dans la vie, des tragédies parfois. »

 

RA – Oui, oui. C’est vrai, ce n'est pas toujours facile d'aller chanter certains soirs. C'est un métier difficile. Mais vous savez ? Je vous dirais une chose… Quelque part, c’est tant mieux qu’ils ne comprennent pas cela. Parce que je pense que si le public, ou les critiques, savaient la difficulté, savaient les problèmes, les conditions, ils souffriraient autant que nous, et ce serait la fin de ce métier. C’est comme ça, c’est le sacrifice de l’artiste.

 

OL – C’est vrai.

 

RA – Hier soir. Je chantais Carmen ici, je crois que ce fut l'une de mes plus belles représentations. C’était ma centième représentation au Met. Je n’ai jamais vu une telle réaction, le directeur, le public, mes partenaires, mes amis, tout le monde au Met est venu me féliciter, et me dire « c'est incroyable comme tu as chanté, la voix, quelle fraîcheur ! ». C’était une de ces soirées où tout fonctionne, tout sonne bien, les contre-uts, tout réussit. Ça reste toujours à un certain niveau bien sûr, mais hier c'était une de ces soirées magiques. Parce que vous savez, comme disait Caruso, on est en forme deux fois dans l’année, et ces deux soirs là d'habitude, on ne chante pas. [Il rit] Dieu m'a donné la force de chanter peut-être comme jamais je n’ai chanté Carmen de ma vie J'en suis très heureux, tout le monde était ravi.

 

OL – J’espère bien que vous serez dans la même forme, parce que je vais venir lundi pour vous écouter. [Il rit] Vous semblez être l’un des chanteurs les plus travailleurs du monde. Pendant la saison 2012/2013, par exemple, vous avez donné une quarantaine de spectacles et récitals, dans 14 œuvres différentes dont 4 créations de rôle. Comment y parvenez-vous? Vous trouvez-vous forcé d’être très organisé? Et en ce qui concerne votre voix? Etes-vous obligé de vous soumettre à des contraintes telles que de parler très peu ou d’éviter des sources possibles de maladies respiratoires, afin de suivre ce planning très chargé?

 

RA – J’ai toujours été boulimique de travail. Parce que ce n’est pas réellement un travail pour moi. J’adore étudier, j’ai toujours adoré travailler sur scène. Aujourd’hui j’avoue que j’ai envie aussi de profiter de ma famille. Ces dernières années, j'ai peut-être voulu fuir un peu une réalité qui ne me convenait pas en me réfugiant dans le monde magique de l'opéra, dans la fable. Aujourd'hui la réalité me plaît énormément. Je trouve aussi que j’ai de la chance d’être en forme physiquement. J’ai eu trois tumeurs dans ma vie, et à chaque fois j’y ai échappé. A chaque fois je m’en sors, Dieu est clément avec moi. J’aime ce travail parce que ce n’est pas un travail pour moi, c’est un état d’âme, c’est une façon de vivre. J’adore ça, j’adore apprendre, j’adore découvrir des œuvres, j’adore chanter, j’adore donner au public, j’adore tout ça. Peut-être que c’est encore cet enfant timide que j'étais et qui existe à travers ça ; je ne sais pas. Je me sentais tellement, comment dire, tellement banal, tellement inintéressant…[il rit]

 

OL –Ça, c’est un peu une surprise pour moi, parce que je vous trouve très intéressant.

 

RA – Peut-être, mais moi je ne me suis jamais trouvé intéressant, et je m'étonnais que les gens puissent s'intéresser à moi ou à mes récits. Bizarre. Longtemps, je me suis senti invisible. J'étais invisible, personne ne me remarquait. Là où j'ai existé vraiment, ce fut à travers les personnages que j'ai incarnés sur scène, parce que là, la timidité s’en va, et on est quelqu’un d’autre. Je crois que c’est un complexe d’enfant timide.

 

OL - C'est justement la dernière question que je voulais vous poser. Parlez-nous un peu de Roberto Alagna l’homme privé, par exemple votre caractère, votre attitude envers la vie, vos loisirs, et vos intérêts en dehors de l'opéra, de la musique classique, et de votre famille et des amis.

 

RA – J’aime la relation humaine. Le rapport humain, c’est une chose qui me touche énormément. Je n’ai pas besoin de grands dialogues. Par exemple, j’ai un ami d’enfance qui est gitan, on se connaît depuis l’âge de six ans, et nous passons des journées ensemble, sans parler. Mais, nous sommes ensemble. Nous n’avons pas besoin de parler ; ce sont des signes, des choses comme ça, des regards, et j’avais exactement le même contact avec Luciano Pavarotti. On ne parlait pas mais on se comprenait avec le regard, comme les indiens. [il rit] Mes passions ? Bien sûr la lecture - j’ai toujours énormément lu dans ma vie. Je suis très bon public parce que je peux lire sur tous les domaines, tout m’intéresse. Je peux très bien passer de la bande dessinée aux œuvres plus littéraires, ou les plus religieuses. J'ai aussi une passion pour les instruments de musique, le cinéma, les arts en général, la peinture, la sculpture. J'ai de la chance parce que j’ai des frères qui sont peintres, sculpteurs. Mis à part les activités artistiques, je n’ai aucun goût pour les voitures, les casinos, les jeux, rien de tout cela. Ce qui m’intéresse c'est la psychologie, la condition humaine, le comportement humain. Par exemple en matière politique, je me place en observateur. Ce n'est presque pas le discours des hommes politiques qui m'intéresse, mais leur façon de le dire, de s'adresser aux gens, de se comporter. J'aime beaucoup l'histoire également. Je me suis également intéressé à la religion, un peu à toutes les religions d'ailleurs même si je suis catholique - et à la théologie. Mon arrière-grand-mère avait une façon formidable de raconter, et toute mon enfance, elle m’a raconté la Bible, mais comme si c’était du cinéma. Et c’est peut-être ça qui m’a fait aimer l’opéra. Elle avait ce talent-là. Donc vous voyez, c'est assez éclectique, mais ce que j’aime avant tout ce sont les gens, j’aime mon prochain, c’est cela qui m’intéresse.

 



05/01/2018