CONCERT A GSTAADT
Programme
ANDRÉ ERNEST MODESTE GRÉTRY - Zémire et Azor - « Du moment qu’on aime »
EDOUARD LALO - Le Roi d'Ys - « Vainement ma bien-aimée »
FROMENTAL HALEVY - La Juive - « Rachel quand du seigneur »
CAMILLE SAINT-SAËN - Samson et Dalila -« Vois ma misère »
PIOTR ILITCH TCHAÏKOVSKI - Eugène Onéguine - « Kuda, kuda »
SERGUEÏ RACHMANINOV - Prélude pour piano en ré majeur op. 23 n°4
RICHARD WAGNER - Lohengrin - « Mein lieber Schwan »
JULES MASSENET - Le Cid - « Ô Souverain, ô juge au père »
GIACOMO PUCCINI - La Tosca - « E lucevan le stelle »
BIS
Schubert - Ave Maria
Dichiara - La Spagnola
Falvo - Dicitencelle vuje
Drigo - Les millions d'Arlequins
Bovio - Na sera e maggio
Tosca - A vucchella
Leoncavallo - Au clair de la lune
Denza - Funiculi, Funicula
Calendrier
Gstaad New Year Music Festival
Kirche Saanen
Samedi 7 janvier 2023
Distribution
Roberto Alagna - Ténor
Morgane Fauchois-Prado - Piano
Revue de Presse
Forum Opera - Charles Sigel - 10 janvier 2023
Une heure trois-quarts à pleine voix. Et huit bis, nous disons bien huit…
Ç’aurait pu être, on aurait pu craindre, un récital de routine, pour un festival aux mécènes généreux, dans un décor de carte postale suisse, chalets anciens, sommets poudrés, hôtels cossus.
Rien de tel. Ce fut une manière de happening, donné par un artiste d’une probité, d’un engagement, non seulement exemplaires, mais émouvants. Une manière d’à corps perdu, ou d’à cœur vaillant (…rien d’impossible…)
Un signe qui ne trompe pas : le petit rien d’incertitude dans les premières notes du premier air (le Grétry), indice d’un trac, étonnant de la part d’un artiste à la carrière considérable, installée, déjà légendaire, ayant chanté dans toutes les grandes salles, n’ayant plus rien à prouver.
Plus rien à prouver ? Il faut croire que si. Et d’abord qu’à cinquante-neuf ans (pardon de ce rappel assez mufle), la voix est d’une santé insolente, d’une projection terrassante. Notamment quand on est au premier rang de cette église de Saanen, aux fresques délavées par le temps, que le fantôme de Yehudi Menuhin continue de hanter et où le Gstaad New Year Music Festival et Caroline Murat, qui en est l'âme, avaient installé leurs pénates.
Vrai ténor toujours
Silhouette impeccable et smoking parfait, une coupe de cheveux de jeune homme (très dégagée sur les côtés, avec mèche presqu’encore un peu rebelle), Roberto Alagna, qui fut d’abord ténor lyrique (et quel !) semble s’avancer de plus en plus vers le ténor dramatique. Le timbre, immédiatement reconnaissable, très personnel, ne souffre d’aucunes brumes barytonnantes, comme certains de ses célèbres, et non moins admirables, collègues.
Clarté, éclat, soutien de la ligne, homogénéité, legato appuyé sur une impavide maîtrise du souffle, chaleur (rien de métallique), technique souveraine, diction devenue proverbiale, aisance apparente (dissimulant un travail qu’on imagine incessant, secret, assidu, épuisant) et par-dessus tout cela une générosité, un plaisir d’offrir, une joie à chanter, une manière de candeur, une affectivité débordante.
Quelque chose peut-être de fragile derrière la solidité immarcescible. Peut-être l’idée (on excusera cette psychologie à deux sous !) que ça marche formidablement, mais que ça pourrait s’arrêter, la merveilleuse machine se gripper (elle a déjà connu ça) et qu’il faut chanter tant qu’il fait jour, comme le disait à peu près Schumann.
Détail touchant : le mouchoir noir qu’il ne cesse de presser dans sa main droite, tel celui autrefois de Pavarotti ou de Gaby Morlay…
Puissance de feu
C’est sans doute à partir de l’air d’Eleazar d’Halévy qu’on le trouva le mieux en cohérence avec sa voix actuelle. Auparavant elle nous avait semblé un peu surdimensionnée pour l’air « Du moment qu’on aime », du Zémire et Azor de Grétry, quelqu’éclatantes fussent les notes hautes, sans parler d’une ligne vocale impeccablement liée. De même, dans l’Aubade du Roi d’Ys, c’est l’introduction mezza voce (« Puisqu’on ne peut fléchir ces jalouses gardiennes… »), les notes charmeuses en voix mixte, la lumière d’un la interminablement tenu, la note finale sur « mourir » filée à mi-voix, qui nous étaient apparues vraiment dans l’esprit de cet air élégant, jadis si fameux.
Mais donc dès « Rachel, quand du Seigneur », la démonstration devint vraiment éclatante : la noblesse des phrasés, l'incarnation du personnage (un père sacrifiant sa fille), la solidité du registre grave, la puissance de feu considérable (les décibels, autrement dit), une vocalise descendante à pleine voix puis une transition en voix mixte, l’homogénéité des registres…, bref une leçon technique impressionnante, mais aussi (surtout !) une sincérité, une honnêteté qui emportent l’auditeur, à quoi s’ajoute la maturité que les années ont ajoutée à cet air que le ténor a mis très tôt à son répertoire.
Le grand style
Le grand opéra français semble aujourd’hui la terre d’élection d’Alagna. Son Samson, comme son Eleazar, a connu la scène, notamment celle d'Orange en 2021, on s'en souvient. C’est la sobriété dans le pathétique, le goût parfait de la déclamation, la dignité, le grand style qu’on admire dans l’air « Vois ma misère », écrit pour un ténor dramatique dialoguant avec un chœur en coulisses. Le héros, aveuglé, enchaîné, seul dans sa prison, parle au Dieu qui l’a abandonné.
On n’a pas oublié l'image d'Alagna gisant à terre et chantant la fin de l’air le visage plaqué au sol au centre du Théâtre antique. Ici, plus de chœur bien sûr. Seuls demeurent la diction souveraine, le souffle, le timbre, les longues phrases, la grandeur de l’imploration « D’Israël détourne tes coups et je proclame ta justice ! »
Cette noblesse, on l’entendra à nouveau dans l’air de Lensky « Kuda, Kuda… » On verra, pendant la longue introduction distillée au piano par Morgane Fauchois, Alagna arpenter méditativement l’immense chœur de l’église de Saanen avant de lancer les célèbres « Kuda, kuda », d’abord en voix mixte, puis de glisser vers la voix de poitrine. Tout l’air sera conduit ainsi, entre l’une et l’autre, entre confidence et désespoir, entre intériorité et grand lyrisme romantique, dans une constante variété des registres, des sentiments, de la dynamique entre les demi-teintes et les a piena voce que demande Tchaïkovsky, sans jamais de sensiblerie, mais avec, pour en revenir à ces mots, noblesse et grandeur et une technique tellement sûre qu’elle peut se faire oublier pour un « Akh, Olga, ya tebya lyubil ! » d’une sincérité déchirante.
Le Wagner des Latins
Dans les adieux de Lohengrin, sa voix latine fera bien sûr des merveilles, aussi bien le « Ô Elsa ! Nur ein Jahr an deiner Seite » d’un lyrisme à l’italienne que la plénitude des « Kommt er dann heim » ou que le goût parfait de « Leb wohl, mein süsses Weib », mais on avouera, même en sachant qu’Alagna a chanté le rôle en scène à la staatsoper de Berlin en décembre 2020, qu’on aurait bien aimé entendre par lui ce « Lieber Schwan » dans sa version française, le « Mon cygne aimé… » illustré autrefois par Georges Thill.
L’adieu à la vie, c’est d’ailleurs ce que chante Mario au troisième acte de Tosca. De son « E lucevan le stelle », seule page italienne de la soirée, Roberto Alagna fera une grande leçon de legato, de lyrisme, de respect sourcilleux de la partition, de mélancolie aussi, induisant inévitablement la première d’une série de standing ovations.
Le sourire dans la voix
Nous avions appris qu’il avait préparé pas moins de cinq bis avec sa pianiste, la parfaite Morgane Fauchois. Donc c’est à partir du sixième qu’on allait commencer à s’étonner…
Ce fut d’abord un Ave Maria de Schubert, chanté avec sincérité, une vraie ferveur et, nous sembla-t-il, on ne sait quelles couleurs profondément mélancoliques.
Puis comme libéré, joyeux, il se lança dans un florilège de chansons napolitaines envoyées à pleins poumons, d’une aisance insolente, le sourire dans la voix, le tout entrecoupé de « Vous en voulez encore ? », de « Dites-moi quand vous serez fatigués » ou de « J’en profite, parce qu’à partir de demain c’est Al Capone » (la comédie musicale que Jean-Félix Lalanne a écrite pour lui et qu'il créera bientôt aux Folies-Bergère).
Friandises
Parmi ces friandises, le « Au clair de la lune, mon gentil Pierrot » de Leoncavallo ou Les Millions d’Arlequin, délicieusement désuet (« Mais ce n’était qu’un songe d’amour / Oh le divin mensonge d’un jour, trop court… »), qu’Alagna a l’élégance de chanter avec le même soin que le grand répertoire…
Un ultime Funiculì, funiculà qu’il fit reprendre par le public (qui s’y montra relativement approximatif) acheva de faire fondre la salle, et notamment ses groupies, toutes ces jeunes femmes sur lesquelles il semble bien que les voix de ténor, celle-ci notamment, continuent d’avoir des effets foudroyants.
Olyrix - Pierre Géraudie - 07 janvier 2023
Roberto Alagna à Gstaad, un Festival dans le Festival
Le dernier week-end du 17ème Festival Musical du Nouvel An de Gstaad, débuté au lendemain de Noël, reçoit Roberto Alagna en très belle forme, qui offre un concert s’étirant finalement bien plus qu’initialement prévu. De quoi réjouir le public qui trouve là de quoi prolonger les fêtes :Ainsi vont les charismatiques artistes escortés d’une carrière et d’une réputation au rayonnement international : ils suscitent les attentes les plus prononcées, se produisent devant des salles souvent pleines à craquer, et rarement déçoivent leur public et fans venus les voir et les entendre avec des yeux admiratifs.Roberto Alagna est de cette catégorie là assurément, et voilà longtemps que Caroline Murat, fondatrice et directrice artistique du festival, rêvait de le voir venir sur les bords de la Sarine pour célébrer le Nouvel An. C’est chose faite désormais et, après Fedora ayant marqué un retour réussi à la Scala, et avant de se glisser fin janvier dans la peau d’Al Capone aux Folies Bergère, le ténor vedette s’offre une rafraîchissante étape suisse dans le cadre d’un récital ayant pour écrin la jolie petite église de Saanen. Un endroit comme un temple où nombre de fidèles de l’artiste viennent se mêler à une audience portée par non moins de curiosité, pour entendre ce récital au riche et alléchant programme.
Et puisque tant d’admirateurs sont ici venus dire leur amour pour leur chanteur fétiche, c’est avec un air de circonstance que s’ouvrent les réjouissances : “Du moment qu’on aime” du Zémire et Azor de Grétry. Un air tel un hymne à la tendresse qui donne rapidement le ton de la soirée : déjà Roberto Alagna affiche une franche et totale générosité vocale, polissant chaque phrasé par de justes et soyeuses teintes décrivant une tendresse du meilleur effet. Il y a évidemment ce volume sonore dont le chanteur est coutumier et sur lequel le temps semble avoir si peu d’effet, mais surtout ce délicieux usage d’un mezza voce qui se retrouve notamment dans le “Vainement ma bien aimée” du Roi d'Ys de Lalo. Dans ce rôle de Mylio qu’il affectionne, comme en Eléazar (La Juive), ou Samson l’expressivité lyrique et poétique s’appuie sur la solidité de la ligne vocale et ces subtiles transitions vers une voix mixte pour toucher des aigus aux contours ouatés, un timbre d’une brillance et d’une ardeur volcanique, et la restitution d’une douloureuse affliction par la précision de la langue française, le tout rayonnant et culminant d’une amplitude limpide, de sa projection assurée, et par la chaude lumière de ses intonations.
Le rôle de Lensky, lui est moins familier, mais Roberto Alagna n’en est pas moins habité par son personnage, faisant un tour de piano comme une âme en errance pour mieux incarner la torturante nostalgie que dépeint aussi sa voix enflammée, jusqu’à la délicatesse des demi-teintes. Il allie l’élévation avec la vaillance pour l’air de Lohengrin, chant du cygne qui inspire surtout ici une vitalité à toute épreuve pour un artiste chaudement applaudi alors que le programme vient se conclure sur l’incontournable E Lucevan le Stelle toujours aussi fringant.
De cette soirée, le talent de la pianiste Morgane Fauchois est aussi une composante essentielle, parfaite complice de ce ténor qu’elle connaît bien et avec qui quelques regards souriants suffisent à donner une attaque ou à dicter un tempo. De son jeu à la technique sûre et plein de sensibilité, l’instrumentiste livre aussi une vibrante et mélancolique interprétation du Prélude en ré majeur de Rachmaninov.
Le public qui attend certainement un bis, en obtiendra… pas moins de huit, dans ce qui se présente alors comme une véritable seconde partie de soirée, bien plus festive en l’espèce. Certes, l’Ave Maria de Schubert résonne d’abord avec le lieu par une sensibilité introspective, mais voici ensuite que l’artiste décline un enchaînement de mélodies napolitaines qui sont comme autant de madeleines pour le chanteur et pour son public. Le public en redemande, et obtient une interprétation très lyrique de la pièce Les Millions d’Arlequin composée par Riccardo Drigo pour le ballet homonyme de Marius Petipa. Dans la version de Leoncavallo, Au clair de la lune est tout aussi apprécié en pendant des sérénades.
Enfin, un tel récital ne semble pouvoir se finir autrement que par le si populaire Funiculì funiculà que Roberto Alagna convie le public à chanter en se faufilant lui-même dans l’allée centrale pour finalement s’éclipser au fond de l’église, habile manière de communier plus encore avec cette salle qui soudain s’est levée pour chaleureusement applaudir une performance si généreuse et énergique.
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