A PROPOS DE ROBERTO ALAGNA
✪ « UNE VIE A L’OPÉRA - SOUVENIRS D’UN CRITIQUE »
de Gérard Mannoni | Editions Buchet/Chastel - 13/09/2018 - Extrait
❝ROBERTO ALAGNA : Personnalité bien particulière dans le monde lyrique, Roberto Alagna a surgi à la fin des années 1980, comme une flamme vive à l’éclat irrésistible. Son autobiographie [ndlr « une saga familiale »] « Je ne suis pas le fruit du hasard » raconte tout des débuts de cette voix « naturelle ». Cabaret, puis très vite, avec les indispensables notions techniques de base sans lesquelles une voix même « naturelle » ne peut espérer se produire en public sur la distance, rencontre décisive avec Gabriel Dussurget, fondateur du Festival d’Aix-en-Provence et grand découvreur de voix très écouté. Et le voilà lancé quasiment du jour au lendemain vers les sommets de la carrière de ténor lyrique. Roberto est alors un beau garçon plein de fougue, rutilant de jeunesse, souriant, généreux, doté d’une voix parfaite de timbre, de couleur, de tessiture, qu’il suffit de peaufiner un peu pour lui permettre d’aborder tous les premiers rôles du répertoire français et italien. Le concours Luciano Pavarotti remporté en 1988 et le voilà déjà en Alfredo dans La Traviata, premier d’une très longue série de rôles qu’il aborde avec fougue, professionnalisme et une vrai capacité à « jouer » autant qu’à chanter.
J’ai dû l’interviewer une première fois en 1992. Je connaissais bien Gabriel Dussurget et Elizabeth Cooper. Ils m’avaient parlé de lui avec un enthousiasme de vrais connaisseurs, de ceux rares qui savent détecter les talents solides réellement voués à un avenir, loin des engouements fugitifs qui croient voir tous les quinze jours surgir une nouvelle Callas ou un nouveau Caruso. Si mes souvenirs sont bons, nous nous sommes rencontrés dans l’hôtel qui appartenait avenue Gabriel à Pierre Cardin, et qui lui appartient sans doute toujours. J’y ai aussi interviewé Maïa Plissetskaïa. Roberto m’a présenté sa jeune femme Florence, et sa petite fille qui venait quasiment de naître. C’était un jeune homme ouvert, sans prétention, direct, souriant, très sympathique - qualités qu’il n’a jamais perdues.
Peu de temps après survint le drame du décès de Florence. J’étais allé l’entendre peu après chanter La Bohème à Toulouse et j’avoue avoir été bouleversé encore plus que d’habitude à la mort de Mimi. Je lui ai confié mon émotion après le spectacle, mais il m’a en quelque sorte réconforté en me disant : « vous savez, sur scène nous sommes tous des menteurs » J’ai assisté ensuite à la plupart de ses prises de rôles jusqu’au moment où il devint si célèbre que le suivre impliquait des déplacements internationaux très au dessus de mes moyens.
Les années sont passées. J’ai continué à suivre sa carrière, comme tout un chacun. Mais Roberto n’a pas la mémoire courte. J’étais chargé d’interviewer pour Opéra Magazine Angela Gheorghiu avec qui il était alors marié. Nous avons rendez-vous dans la galerie du George V, lieu à la fois splendide et convivial. J’avais à peine commencé à parler avec elle, qui, je tiens à le souligner, était arrivée un peu en retard, mais avait pris le soin de faire téléphoner pour me prévenir et s’excuser, que je vis surgir Roberto et une ravissante jeune fille. C’était en juin, je crois. Roberto portait une chemise d’été très italienne qui lui allait à ravir. Il vint vers moi : “Quand j’ai vu que c’était vous qui deviez interviewer Angela, je me suis dit qu’il fallait que je vienne. Il y a trop longtemps que nous ne nous sommes pas vus. Et puis, vous avez connu ma fille toute bébé. Voyez quelle belle jeune fille elle est devenue ! Pourquoi ne venez-vous plus jamais me voir en coulisses ?” Et puis, une autre fois, toujours au Théâtre des Champs Elysées, il venait signer ses disques dans le hall après son concert dans la série des Grandes Voix. Il y avait une foule énorme qui l’attendait, devant le petit stand installé au bas de l’escalier. J’eus envie de le saluer et pour ne pas faire la queue je suis passé par derrière, entrant dans le cercle magique en soulevant un des cordons rouges qui le fermait. Le « service d’ordre » a tout de suite tenté de m’écarter, mais Roberto s’est retourné et a crié : « Laissez-le passer ! Il me connaît depuis bien longtemps, depuis mes débuts ». Et il m’a littéralement sauté au cou. Nous avons même fait une photo souvenir.
Un peu plus tard encore, il m’a écrit une lettre très amicale, m’expliquant combien il trouvait son métier passionnant mais difficile, car peu de gens semblaient conscients que, même dans son cas, on avait toujours besoin d’encouragements, d’une écoute et d’un regard bienveillants, en marge des flatteries et des critiques venimeuses. Quand il a chanté Calaf dans Turandot aux Chorégies d’Orange, on se rappelle qu’il eut à la première quelques difficultés avec l’aigu du Nessun Dorma. La seconde représentation était filmée en direct. Je l’ai suivie avec le trac. Quand je l’ai vu entrer tout seul sur l’immense plateau du théâtre antique, entre ce mur écrasant et ces gradins où douze mille personnes attendaient son éventuelle défaillance, je me suis dit qu’il fallait que ces artistes-là aient vraiment un mental d’acier pour aller vivre pareilles aventures. J’avais l’estomac noué … mais tout se passa magnifiquement bien pour la plus grande joie du public qui manifesta bruyamment sa satisfaction.
Dans sa carrière Roberto a peut-être eu à l’occasion des comportements trop impulsifs. Mais c’est un très grand artiste, quelqu’un que j’admire, mais aussi que j’aime beaucoup. ❞
Retour aux articles de la catégorie GENERALITES -